Ciel, mon dentier !

Des données démographiques au service d'une certaine conception de la vieillesse

Bonsoir, chers visiteurs occidentaux... Je suis Amalti N'Diaye, le grand sage de notre tribu, et l'une des rares personnes de notre village à avoir atteint un âge qui, je dois bien le dire, commence à devenir vénérable. Mes articulations me font chaque jour souffrir un peu plus, je ne peux plus me déplacer comme je le faisais étant plus jeune, et je sens mes forces m'abandonner peu à peu, mais je sais au moins que la mort sera pour moi sereine. Contrairement à nos jeunes et vigoureux éléments dont la plupart sont présents devant vous, ainsi qu'à nos "nouveaux adultes" comme nous les surnommons affectueusement, mon existence touche en effet à son terme. Une vie riche en rebondissements, palpitante, mais aussi remplie de dangers : sur ce continent, l'espérance de vie à la naissance est l'une des plus faibles au monde, tandis que le taux de mortalité infantile reste désastreux. Les enfants morts-nés sont monnaie courante, et ceux qui arrivent à un âge plus avancé courent encore le risque de rejoindre nos dieux dans les cieux suite à des maladies dévastatrices, la plus coriace de toutes étant le SIDA, à un manque de nourriture, à un accident grave occasionnant des blessures incurables selon nos méthodes, beaucoup moins efficaces que les vôtres (du fait que nous n'ayons tout simplement pas autant de richesses, mis à part peut-être celles du coeur). Vous voyez, les raisons ne manquent pas, et ce ne sont pas les seules... La conséquence d'un tel état de choses se retrouve dans les statistiques, ces chiffres que vous autres, habitants de pays développés, osez nous communiquer à propos de notre territoire sans connaître notre quotidien ni savoir ce que nous endurons à chaque instant : la part des plus de 65 ans dans la population sud-africaine tourne par exemple autour de 5 %, comparés aux plus de 15 % de la France, alors que les moins de 15 ans représentent quasiment un tiers des habitants. Mais ces données sont impersonnelles, elles ne signifient rien à nos yeux, ce ne sont que des calculs savants d'hommes inconscients de nos souffrances, tout juste bons à leur donner bonne conscience en leur faisant croire qu'ils nous ont en quelque sorte "aidés" par la dénonciation d'une réalité impardonnable. Foutaises que tout cela !! Ce que nous vivons, ce que nous expérimentons, il n'y a que nous pour le décrire ; aucun mathématicien n'y parviendra jamais. Enfin, pour en revenir à notre sujet, un avantage, un seul, et bien maigre en regard de nos tropLe feu, porteur d'espoir... nombreuses tombes, émerge à la surface de ces eaux troubles : notre vision de la vieillesse. Ah ! mes amis, puissiez-vous considérer vos ancêtres comme l'on me considère, moi et les autres membres de cette tribu dont les membres s'engourdissent et les cheveux blanchissent ! Ici, point de maisons de retraite, nulles associations d'aide, et aucun cas de maltraitance à déplorer. Pourquoi cela ? La réponse tient en un seul mot : le respect. Parce que nous avons réussi à traverser le long fleuve de la vie, à tracer notre chemin dans une terre qui nous nourrit et nous apporte ce dont nous avons besoin chaque jour ; parce que nous sommes parvenus à nous accrocher à nos rêves en les portant très haut, loin jusque dans les étoiles ; parce que malgré les doutes et dans l'adversité, nous sommes restés de marbre ; pour l'ensemble de ces exploits, nous sommes perçus non en tant que vieillards gâteux, mais plutôt comme des conseillers, des gens de confiance, voire des guides. Quand vous en aurez le temps, prenez la liberté de flâner dans les parages : vous y croiserez sûrement notre chaman, notre éducateur, notre gestionnaire, des gens d'importance, et en observant leur aspect physique, le fait qu'ils marchent tous avec un bâton de bois qu'ils ont eux-même confectionnés pour leur usage personnel, ainsi que la manière dont mes concitoyens s'adressent à eux, vous vous souviendrez de ce que je viens de vous dire. Bonne nuit...

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